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Cahiers interdits (2) / Délit de faciès

De 2011 à 2013, Gaston Petipetons était journaliste dans un magazine consacré à la télévision(1). Après son licenciement, il a disparu de la surface de la planète. Où ? Nul ne le sait. Quarante ans plus tard, en rangeant les affaires de son mari pour les mettre au grenier, sa veuve a retrouvé des cahiers qu’il rédigea tout au long de cette période et qui constitue un témoignage bouleversant sur le métier de journaliste au début de ce millénaire, à l’heure où la presse balbutiait sur Internet et où le modèle économique du « papier » périclitait lentement mais sûrement. Elle nous les a confiés. C’est ce que nous vous proposons de lire aujourd’hui.

Par respect pour son auteur, nous retranscrivons ces cahiers tels qu’ils ont été rédigés et dans l’ordre de leur écriture qui ne suit, semble-t-il, pas l’ordre chronologique des événements.

Que toutes les nouvelles générations de journalistes y trouvent ici un manifeste vibrant sur ce métier magnifique ainsi qu’une source d’inspiration pour l’avenir.

(1) la télévision était un support de projection (souvent familiale, installée dans le salon) qui permettait à tout un chacun de profiter de vidéos dans un ordre prédéfini par une série de producteurs regroupés ensemble sous l’appellation de « chaîne ». Un peu comme une liste de lecture sur YouTube aujourd’hui.

Le premier épisode.

Le boulot de journaliste

Jeudi 7 juillet 2011

Eh bien quelle aventure ! Il est 22h45. Je crois que c’est fini. Normalement, je ne récupérerai pas mes cartons. En tout cas pas cette semaine.

Ce matin, j’ai finalement pu interviewer Bruno, l’auteur du livre Les Coulisses du Tour. Le mec m’a raconté plein de petites anecdotes, c’était très sympa. Je n’ai pas annulé l’interview malgré les remarques du red’chef adjoint la veille parce que je me suis dit : “Ça me fera toujours mon encadré”. Malin. J’ai quand même tenté de savoir s’il n’avait pas l’intention de partir bientôt en camping-car et en famille à l’avenir… Voire même s’il comptait se faire immatriculer dans l’Essonne. Mais non. Ç’aurait pu. C’est con. “Le Tour”, m’a-t-il dit, “c’est avec ma Peugeot, c’est comme ça depuis toujours”.

Et puis, l’interview de François, mon retraité qui piste le Tour avec sa femme, Marie-Françoise, dans leur camping-car, a été avancé à 12h00. C’était carrément mieux.

Midi sonne, j’appelle, répondeur. 12h10, j’appelle, répondeur. 12h20, j’appelle, répondeur. 12h30, j’appelle Cofidis et je leur demande s’ils savent où je peux joindre François. Cofidis n’a pas que ça à foutre de me répondre, ils sont sur le Tour, mais ils me promettent que dès qu’ils l’aperçoivent sur la route, ils lui passent le message de regarder son téléphone. La modernité.

C’est à 15 heures, après plus de vingt essais infructueux que François décroche. Il empeste le pastis à travers le combiné. Et il m’explique qu’on a pas beaucoup de temps parce que le peloton va passer et que KKRZRKRKKZKZKRKKKRZ. Ça coupe. Je rappelle. Le jeu dure une dizaine de minutes. L’interview est plutôt surréelle : sa femme, derrière, n’arrête pas de lui dire que “Ça y est, ils arrivent”, à chaque fois François veut raccrocher, à chaque fois, je sauve la situation, mais je me demande vraiment pourquoi vu qu’il ne répond pas à mes questions et qu’il jure une phrase sur deux. Au bout d’un moment, le peloton passe vraiment, et là, François raccroche définitivement.

J’ai un ersatz d’interview qui – en tirant à la ligne – devrait faire 1200 signes. Max. Heureusement que j’ai Bruno en back-up. Fort de cette réussite, je retourne voir mon red’chef adjoint…

Homme

  • J’ai eu les interviews. François, le retraité, et Bruno.
  • C’est qui Bruno ?
  • L’auteur du bouquin.
  • Mais je le veux pas, lui.
  • Oui, mais l’interview de François, c’est pas top top.
  • C’est-à-dire ?
  • C’est-à-dire qu’une fois qu’ils m’ont dit qu’ils suivaient le Tour de France en camping-car, la conversation n’est pas vraiment allée plus loin. Ils n’avaient pas grand-chose à me dire. Du coup, on pourrait faire : François et sa femme qui font le Tour de France avec leur camping-car en leader et, en encadré (je place mon astuce), Bruno et son livre.
  • Mouais, dit mon red’chef adjoint, pas très convaincu.
  • Et en plus, je te fais “Le Tour en chiffre”. Pour le même prix.
  • Mouhoqué.

Ni une, ni deux, je rédige mes papiers, et paf, je les envoie.

  • Gaston ? Gaston, tu peux venir voir ?
  • J’arriiiiiiiiiiive.

Homme

  • C’est… C’est tout ce qu’ils t’ont dit ?
  • Bah oui…
  • Eh bien, c’est pas très intéressant…
  • Je sais.
  • Écoute, on envoie comme ça pour le moment, et on regarde ça. Tu donnes la photo à la maquette ?
  • La photo ? Quelle photo ?
  • La photo des retraités devant leur camping-car.
  • Mais j’ai pas de photo.
  • Ils en avaient pas ?
  • J’en… J’en sais rien.
  • Eh bien, il en faut une ! Comment on illustre l’article sinon ?
  • Je sais pas : des photos de camping-car !
  • Mais il faut leur photo puisqu’on les interviewe ! Ils n’ont qu’à en faire une avec leur portable et te l’envoyer par mail ?
  • Ils ont 70 berges, ils regardent le Tour, je crois pas qu’ils soient à jeun et ils sont dans un putain de camping-car sans Internet.
  • Gaston. Il faut leur photo. Débrouille-toi. Envoie un photographe sur place qui les trouve et les photographie.

Je retourne à mon bureau, reprends mon téléphone, et je passe l’après-midi à tenter de joindre François qui ne me répondra pas. J’essaie de booker un photographe pour me trouver François et Marie-Françoise. Personne n’est libre. J’appelle Cofidis, j’explique mon problème :
– Voilà, les retraités que vous m’avez permis d’interviewer. Par PUR hasard. Vous ne les auriez pas en photo ?
– Ah, je peux regarder ça ce soir, après l’étape, c’est possible.
– Si vous en avez, prévenez-moi au plus vite sinon, je dois envoyer un photographe sur place pour les prendre en photo et comme ils ne répondent pas et que j’ai aucune idée de l’endroit où ils sont…
– Bien sûr.

Depuis le début de la soirée, je regarde donc constamment mon mail et enfin, ça y est, à 22h42, j’ai reçu une photo. Mon contact m’explique : “J’ai cherché une photo de François et de son camping-car, mais je n’en trouve pas. J’ai juste François et sa femme au bord de la route habillés en supporters. Je vous joins quand même la photo. Si demain c’est encore possible, on peut vous en faire une”. J’en étais là quand j’ai commencé à écrire ce texte. Allez, j’ouvre la photo, je croise les doigts. Avec un peu de chance, le camping-car n’est pas loin, derrière, on voit peut-être le capot.

François et son camping car

Et merde. Ça ne va pas le faire.

Vendredi 8 juillet 2011

Le vendredi, c’est le jour de la conférence de rédaction. Je déteste ce jour-là. Je dois proposer des sujets dits “technos”, mais j’ai pas bien compris ce qui relevait exactement du “techno” dans le cadre d’un journal télé. Du coup, je parle des tablettes et des services web des chaînes en général et puis de l’écologie, de la nature, de la science…

En réalité, j’ai l’impression que le moment où je prends la parole, c’est l’instant “détente-humiliation” de ma red’chef. Parfois, quand c’est mon tour de présenter mes sujets, elle sort de la salle en disant : “Continuez sans moi” et quand elle reste, elle fait des réflexions type : “Pffff”, “N’importe quoi”, “C’est pas vrai, chez moi ça marche”, “Je ne comprends pas”, “C’est pas clair”, “Dépêche-toi”, “Va plus vite”, “C’est long”, “Ok, next”. Mais le plus souvent, elle joue à Angry Birds. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est elle qui le raconte dans les bouquins qu’elle a écrits.

Quand je suis arrivé ce vendredi, donc, avec la boule au ventre à cause de la conf de rédac, j’ai retrouvé mon red’chef adjoint et je lui ai montré l’unique photo de mes retraités. “Et tu n’en as pas d’autres ? Parce que ça va faire vraiment le journal du troisième âge : on a Jeanne Moreau la page d’avant et Marthe Villalonga la page d’après”.

J’ai des cernes sous les yeux qui touchent le plancher, les cheveux plus plats qu’une limande, ça allonge mon visage, on dirait que je viens d’enterrer toute ma famille alors le red’chef adjoint, magnanime, consent un : “Non, mais ça va aller”.

Du coup, changement de plan : le Bruno qu’on m’avait refusé passe en pleine page, les retraités sont relégués en bas de page. Et finalement, j’arrive quand même à caser mon encadré “Le Tour en chiffres”. Et je crois que je vais passer mon week-end à dormir.

Un Tour à la page

(Il va sans dire qu’à la dernière question posée à Bruno, les SR ont écrit : “(il sourit)”. Vu que j’étais au téléphone, je n’en ai pas la moindre idée s’il a souri. Si ça se trouve, il ne voulait VRAIMENT pas que je l’écrive).

A la fin de la conférence de rédaction, on a distribué les sujets de la semaine suivante. J’ai eu le droit qu’à du facile : “Charlène et Albert : Déjà en froid ?”, une interview de Natacha Amal (où elle doit me dire tout le mal qu’elle pense d’Ingrid Chauvin qui ne l’a pas invité à son mariage) et les nouveaux jeux de l’été: “Money Drop” et “Connaissez-vous bien la France ?”. Easy, mec.

Publié dansEntrailles du journalisme

2 commentaires

  1. balmeyer balmeyer

    Bonjour j’aime beaucoup votre univers, c’est un peu comme une climatisation de rire dans notre monde de forte chaleur. Je vous encourage à poursuivre.

  2. Monsieur Prudhomme Monsieur Prudhomme

    C’était vraiment formidable le métier de journaliste à cette époque. J’avais lu Bel-Ami de Maupassant qui m’avait bien plu – quoique je soupçonne l’auteur d’avoir un peu forcé le trait – mais là c’est carrément passionnant. COmptez-vous publier d’autres épisodes ?

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