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La tragédie d’Ellen

Lundi 3 novembre, Ellen est seule dans son manoir sur la côte californienne. Elle regarde sa plage privée, elle n’en peut plus de cette vue qu’elle connaît par cœur. Elle a tout : le talent, la gloire, la reconnaissance. Elle a son show, sa boutique. Bien sûr, elle rêve d’un Late Show, mais c’est le royaume des hommes blancs et hétéros. Autant dire que ce ne sera pas pour tout de suite. Mais Ellen, elle s’en fout, elle a découvert Justin Bieber. Qui peut se targuer d’avoir repéré une star dans une vidéo YouTube de collégien ? Il n’y a qu’elle pour oser le grand écart entre Internet et la télévision. Et elle a commencé bien avant que Jimmy Fallon ne s’extasie sur Twitter. Mais aujourd’hui, elle est lasse. Presque blasée. Son canapé en cuir blanc l’appelle, elle lui fait du pied et s’étale dessus comme si elle stage-divait dans un concert du Hell Fest. La tête ébouriffée, elle prend son iPad, boit une gorgée de son verre de whiskey. “Alors, c’est quoi les tendances aujourd’hui ?”, trois clics plus tard, elle découvre le hashtag “#AlexFromTarget”. Un gamin qui bosse chez Target et qui range des courses dans des sacs s’est fait photographier en catimini par des lycéennes et sa photo a été partagée des centaines de milliers de fois en moins de 24 heures. Abasourdi, le gosse de seize ans a fini par tweeter : “Je suis célèbre, maintenant ?”.

Le sang d’Ellen ne fait qu’un tour. Elle sait qu’aucun de ses concurrents n’a rien vu. Et de toute façon, aucun de ses concurrents ne fera rien. Le web, c’est sa chasse gardée, comme les jeux vidéo pour Conan, le rap pour Fallon, le strabisme pour Kimmel, le troisième âge pour Letterman. Elle saisit son téléphone et tapote : “Hey, #AlexFromTarget, it’s #EllenFromEllen”. 63 000 retweets, 140 000 favoris. Elle a décoché une pépite et elle le sait.

La minute suivante, Ellen appelle Diane, l’une de ses quatorze assistantes :

– J’en ai trouvé un autre ! J’en ai trouvé un autre !, s’étrangle-t-elle dans son combiné.
– De quoi vous parlez, madame ?, lui répond Diane, interloquée
– Mon précieux ! Mon précieux ! Je le veux. JE LE VEUX, s’égosille-t-elle. Je VEUX ALEX ALEX FROM TARGEEEEEEEET. ALEX FROM TARRRRRRRRGET.

Diane finit par comprendre et tente de tempérer l’enthousiasme d’Ellen.
– Mais, Ellen, ce jeune garçon, très bien, mais il n’a rien fait : on l’a juste pris en photo.
– Je vois… Je vois des produits dérivés, je vois… Je vois une star en devenir… Je vois un iPad à lui offrir. Une place de remplisseur de sac dans ma boutique. Et peut-être même… le nouveau Bieber.
– …
– Justin… Alex… Bieber.
– Madame. Vous croyez vraiment que le monde a besoin d’un nouveau Justin Bieber ?
– OUUUUUUUUUUUUUUIIIIIIIIII. Et c’est MOÂ. MOÂÂÂÂÂÂAAAAAAA qui l’aura découvert.

Le téléphone raccroche.

Alex et Ellen

Six août. Alex rencontre Ellen. Au bout de deux minutes d’interview, Ellen ne tient plus en place, elle a fini par se faire saigner l’index à force de le gratter avec l’ongle de son pouce. “On va pas parler de sa misérable petite vie de merde”, pense-t-elle. Elle attaque :
– Vous savez chanter ? Vous devriez profiter de cette exposition ! Quel est votre talent ?
– Euh… Je range bien les courses dans les sacs, semble-t-il.
– [faux fou-rire d’Ellen, sa main lui fait mal à force de la gratter] Non, mais sérieusement. Vous avez un talent ? La CHANSON ? La danse ? OU LA CHANSON ? Ou jouer d’un instrument ? OU LA CHANSON ? continue-t-elle de plus en plus agressive.
– Je peux danser. Mais c’est plutôt catastrophique.
– Alors, ne dansez pas. Mais vous devriez vous trouver un talent, et vite fait pour tirer un avantage de cette exposition.

En sortant du plateau, Ellen ne parle à personne. Elle monte dans sa voiture, son chauffeur la conduit chez elle. Elle a son iPod dans les oreilles. Le chauffeur l’entend murmurer : “Baby, baby, babyyyyyy. oooooh”. Arrivée en sa demeure, elle se sert un whiskey dans un large verre à fond plat. La nuit est tombée sur Los Angeles. Elle voit son reflet à travers la fenêtre. Ses yeux sont fatigués. Elle explose. Elle jette son verre contre la vitre qui éclate en millions de morceaux. Et à trois blocs, sa voix résonne encore. “Mais pour qui m’a pris cette PETITE MERDE ! Croit-il vraiment que j’ai dû temps à perdre avec un employé de SUPERMARCHÉ ? J’ai reçu toutes les stars. TOUTES LES STARS. LES PLUS GRANDES ». Ellen sanglote. Doucement, elle s’allonge sur son canapé en cuir blanc, ferme ses yeux et les frotte avec l’index et le pouce de sa main gauche. “Ce petit con”, glisse-t-elle tout doucement, “Je l’invite et il n’est même pas foutu de dire qu’il veut devenir chanteur ?”.

“J’ai quand même découvert Justin Bieber, merde”.

Publié dansMédias

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