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(Avec quatre ans de retard)

Cap quarante

À trente-neuf ans, j’ai décidé de prendre les choses en main. Objectif : écrire régulièrement sur mon blorgue avec la ferme intention de développer mon style précis et structuré qui a fait de moi la coqueluche du tout Saint-Germai-des-Prés lors de mon arrivée rastignacnesque à Paris (Panam, comme nous disions à l’époque sur les barricades de la rue Soufflot). J’allais appliquer le conseil dicté par tous les auteurs américains : “Si vous attendez les conditions idéales pour écrire, vous mourrez avant d’avoir débouché votre stylo” (la citation n’est pas exacte, mais ils ont tous dit un truc du genre). Comme j’ai passé ces dernières années à choisir la parfaite police de caractères pour justifier l’absence d’article sur mon blorgue, ça m’a tout de suite parlé.

À l’époque (et encore aujourd’hui), parmi le million de brouillons du backoffice de mon WordPress, il y avait d’interminables messages de haine envers des services administratifs, des textes littéraires sur de profondes déceptions amicales, des messages sybillins d’amour, des anecdotes croustillantes autour de ma vie – palplitante à bien des égards –, des chroniques de films, de théâtre, des charges virulentes contre mes collègues de bureau, contre mes chefs passés, contre mes chefs présents, contre mes chefs futurs et bien sûr la fin de mon explication de texte de L’Anneau du Nibelung de Wagner (probablement la série de billets qui me donnera accès à la postérité dans le Valhalla des blogueurs-influenceurs-loiclemeur).

En haut de la pile de mes textes au stade d’ébauche trônait une longue plainte déchirante sur le drame que représentait, à mes yeux, la bascule entre la vie du trentenaire et celle du quarantenaire qui s’approchait alors à vive allure. Moi qui avais beaucoup apprécié la décennie me conduisant de 30 à 40, qu’est-ce qui allait changer de l’autre côté du miroir ? “Je compte documenter toute l’évolution”, écrivais-je, “avec la précision d’un biologiste surveillant une bactérie sous un microscope”.

Je n’ai rien fait de tout ça. Emporté par le tourbillon de la vie, j’ai eu quarante ans. Mais on allait voir ce qu’on allait voir, et à quarante-et-un, chaque matin, j’allais poser mon cul sur la chaise et m’astreindre à deux heures de rédaction par jour au moins. Il fallait absolument raconter ce qu’il se passait. La déprime extrêment forte qui s’emparait de moi et cet étrange sentiment à chaque fois que j’entendais dire, lorsque j’annonçais mon âge : “Non, mais t’as pas quarante ans, toi ? Tu les fais pas du tout !”.

Ce “Tu les fais pas” était, au départ, extrêmement agréable et rassurant. Et puis, à force de l’entendre, il devint une source d’angoisse. Comme si, un jour, j’allais me réveiller et j’allais “les faire”, ces quarante ans. Je n’osais plus me regarder dans la glace, craignant chaque matin, de découvrir que, ça y est : je “les faisais”. “Il y aura forcément un moment où je basculerai”, me disais-je, “comment le saurai-je ? Et vais-je y survivre ?”. Ça m’a plongé plus d’une fois dans une neurasthénie dont je peine parfois encore à me relever.

Alors que mon anniversaire approchait chaque année à pas de loups, je constatais un peu gêné que je ne confessais rien de mes cheveux qui blanchissaient et de ceux, de plus en plus nombreux, qui mouraient au front ; de mon ventre qui s’arrondissaient par-dessus ma ceinture ; de mes poils qui subitement décidaient de pousser à peu près n’importe où sur mon corps ; de la déception de constater régulièrement qu’aucun de mes objectifs fixés à trente ans et à atteindre avant mes quarante n’avaient été validés ; et de l’accélération considérable de la durée de la seconde qui doit pourtant être fixe, ce me semble.

À l’aube de mes quarante-quatre ans, il n’est plus temps de reculer l’échéance. Demain, je fêterai mes cinquante, dans une semaine, quatre-vingt, et dans huit jours, je serai mort.

Je n’aurai toujours pas appris le japonais, ni grimpé l’Everest, ni fini un seul Dark Souls.

Mais au moins, le 19 mars 2019, j’aurai publié un article ici. Achievement unlocked.

Publié dansTout moi

2 commentaires

  1. Matoo Matoo

    Putain comment j’aurais pu l’écrire celui-là. 😀 #vieuxbis

  2. Je suis jalouse (j’ai eu deux idées de post en 3 mois et elles sont restées coincées dans ma flemme)

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